En ce temps-là, tout était grand. Nous passions nos journées dans de grandes écoles et nos nuits dans de grands appartements. Nous avions de grandes mains, des grands-parents et de grandes espérances. Les adjectifs qui revenaient le plus souvent dans nos conversations étaient « grandiose », « immense », « gigantesque », « énorme ». Nous-mêmes n’avions probablement pas terminé notre croissance.

De grands hommes ordonnaient de grands travaux, d’autres opéraient de grands changements un peu plus à droite sur la carte de la Grande Europe. De grandes épidémies menaçaient nos grandes envolées lyriques.

Nous avions grand-peur que cela ne tourne mal.

À force, nous étions tentés d’être des gagne-petit.

Je me souviens que nous traînions beaucoup. Il y avait des après-midi pluvieux avec des amis qui passaient. Il y avait quelques fêtes et des filles qui respiraient. On pouvait clairement voir l’air entrer dans leurs poumons, gonfler leur poitrine et ressortir par les narines. Il y avait la mode des chemises à carreaux et celle du nihilisme post-moderne. Il y avait des tulipes dans le vase du salon et une planche de bois avec du saucisson coupé en tranches épaisses sur la table.

Bref, il n’y avait pas de quoi se plaindre.

 

Il y avait aussi Marc Marronnier.

Marc Marronnier mesurait 1,84 mètre. Marc Marronnier mâchait des Malabars jaunes à longueur de journée. Marc Marronnier se réveillait à midi. Marc Marronnier tombait amoureux les jours pairs et voulait mourir les jours impairs. Marc Marronnier trempait délicatement les asperges dans la sauce mousseline prévue à cet effet. Marc Marronnier portait « Jicky » de Guerlain et cirait ses chaussures quotidiennement. Marc Marronnier lisait Romain Gary et San Antonio. Marc Marronnier se promenait en Inde et en Suisse. Marc Marronnier buvait du whisky avec ses copains et du bordeaux avec les filles. Marc Marronnier dansait le charleston sur son lit. Marc Marronnier se prenait pour un dandy mais ne pouvait s’empêcher de se mettre les doigts dans le nez en public.

Marc Marronnier adorait les fleuves qui traversent les grandes villes : la Tamise, la Volga, le Rhône, le Danube, la Bièvre. Marc Marronnier parlait sans arrêt de sa chatte. Marc Marronnier écoutait du rap. Marc Marronnier prétendait haïr le kitsch mais se réfugiait souvent dans le second degré. Marc Marronnier ne trouvait jamais de taxi et arrivait toujours en retard à ses rendez-vous. Marc Marronnier était fatigant.

Marc Marronnier faisait la tournée des saints : Saint-Jean-de-Luz, Saint-Domingue, Saint-Wandrille. Il n’y avait rien de bien catholique là-dedans. Marc Marronnier n’était pas assez religieux. Il ne savait même pas s’il était de droite ou de gauche. Il écrivait des articles de droite dans des journaux de gauche et vice versa. Peut-être que Marc Marronnier était un traître. Ses initiales désignaient une marque de bonbons qui fondaient dans la bouche, pas dans la main.

Marc Marronnier aimait le monde entier.

Marc Marronnier avait une tête à claques.

J’en sais quelque chose : Marc Marronnier, c’est moi.

 

Oui, je m’appelle Marc Marronnier, comme l’arbre. J’ai 24 ans et il est 2 h 10 du matin. Des chiffres et des lettres, la vie d’un homme se résume à ça. La vie est une suite de jeux télévisés : d’abord « Tournez manège », puis « La roue de la fortune » et si tout se passe bien « Le juste prix ».

Donc je mesure 1,84 mètre et pèse 58 kilos ; c’est dire ma maigreur. À côté de moi, un poids-plume ressemble à un joueur de sumo. Nu, je suscite le chagrin et la pitié. On peut détailler mon ossature aussi limpidement que sur un squelette de la faculté de médecine. Pourtant je mange beaucoup. Il paraît que c’est une question de métabolisme. J’aurais mauvaise grâce à m’en plaindre : la mode est aux rachitiques et j’en profite assez.

Mon visage, lui, est plus particulier. Il se trouve que j’ai deux nez : l’un, comme chez la plupart des gens, est situé au-dessus de ma bouche et au milieu de mon faciès ; hormis sa taille cyranienne, rien que de très banal, reconnaissons-le. C’est mon autre nez qui fait mon originalité. Il se trouve sous ma lèvre inférieure, à l’endroit où, normalement, on a un menton, qu’il soit volontaire ou fuyant. Ce deuxième nez, qui a failli donner son titre à cet ouvrage (Simone de Beauvoir m’inspire beaucoup), est ce qu’on dénomme en langage courant un « menton en galoche ». Ce qui signifie que c’est une espèce de nez « Canada Dry » : il a la forme d’un nez, la couleur d’un nez, mais il ne respire pas, n’a pas de narines et s’enrhume donc rarement. À vrai dire, ce menton très proéminent ne possède aucune utilité. Il n’est ni gênant ni avantageux. Il ne me rend pas de services pratiques. Avec les petits orteils de mes deux pieds, il est la partie de mon corps la plus dispensable. Pourtant je ne m’en séparerais pour rien au monde. Souvenez-vous, Cyrano encore : « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile » (dernier acte). Cette phrase de Rostand m’a fréquemment servi d’argument contre les chirurgiens esthétiques qui confondraient volontiers mon second nez avec un terrain d’expérimentation pour leurs scalpels.

Il est possible qu’avec l’âge mes deux nez aient tendance à se rejoindre, accentuant ainsi un naturel renfrogné que je m’évertue à chasser au galop. C’est la grande inquiétude de ma vie : mon nez et mon menton finiront-ils par se toucher ? Il y en a qui s’angoissent à propos de la mort, de Dieu ou de l’élimination de l’Olympique de Marseille en demi-finale de la Coupe d’Europe. Laissez-moi rire ! Mon suspens à moi est plus urgent, il est sur ma tronche, c’est une morphopsychose !

Imaginez un grand type maigrelet avec deux nez et vous aurez une vision à peu près nette du héros de ce roman. Après ça, on ne pourra pas m’accuser de m’être embelli dans mes œuvres.

Mémoires D'Un Jeune Homme Dérangé
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